Jean Goychman – Immigration : l’Europe, quel numéro de téléphone ?
On assiste depuis plusieurs jours à ce qu’il est convenu d’appeler « le bal des faux-culs » Il faut dire que la chancelière Angela Merckel a fait une ouverture particulièrement remarquée.
Celle qui annonçait d’une façon tonitruante que l’Allemagne allait, à elle seule, accueillir 800.000 réfugiés s’est brutalement faite beaucoup plus discrète. Seulement voilà, l’appel d’air était déclenché et les rangs des populations désirant immigrer se sont mis à grossir démesurément.
Ce qui, au départ, aurait pu rester gérable par l’Allemagne seule a pris des proportions telles qu’elle a du bien vite battre arrière toute pour ne pas être submergée par le flux. Dans l’état, la seule chose que pouvait faire l’Allemagne était de fermer les frontières par lesquelles transitaient ces réfugiés. Et c’est ce qu’elle fit, passant outre les accords de Schengen.
Les plombiers connaissent bien le phénomène du « coup de bélier » Lorsque le liquide à l’intérieur du tuyau circule à une certaine vitesse et que vous fermez brutalement la vanne, il se produit un « à-coup » qui peut être destructeur et qui se traduit par un choc dans la canalisation.
Lorsque les frontières allemandes se sont fermées, tous ceux qui n’avaient pas eu le temps d’arriver en Allemagne se sont trouvés coincés quelque part sur la route qui les conduisait vers ce pays. Il s’est créé des points d’accumulation à la frontière de chaque pays situé sur cette route. Ne sachant plus où aller ni par où passer, les gens sont restés sur place, dans des pays ou rien n’était véritablement prévu pour les accueillir. Voyant le désastre se profiler, les dirigeants européens, qui avaient pourtant manifesté peu avant leur « solidarité éternelle » à grand renfort de micros et caméras se sont faits beaucoup plus discrets.
Une première réunion dans l’urgence dont rien de concret n’est sorti à simplement permis de constater l’évidence d’un fort clivage au sein de l’Union Européenne. Jean Claude Juncker, qui n’avait pourtant pas hésité à faire sa « leçon de morale » une semaine avant, s’est retrouvé aux « abonnés absents » On s’est retrouvé dans une situation quasi inextricable dans laquelle les pays de destination visés par les migrants ne voulaient plus d’eux et ceux qui avant n’étaient que traversés devenaient malgré eux des pays d’accueil. Normalement, rien de tout ceci n’aurait pu se produire si l’Europe était ce qu’elle prétend être, ou du moins ce que certains voudraient nous faire croire.
On nous parle souvent avec des trémolos dans la voix des principes et des valeurs sur lesquels les « pères fondateurs1 » ont basé la construction de l’Europe. Un idéal de paix doublé d’une prospérité économique, afin d’ouvrir une période nouvelle d’harmonie entre tous les peuples amenés à se rejoindre sans entraves ni frontières. Rappelons à cet égard la phrase de Robert Schuman de son discours du 9 mai 1950 :
« L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait. »
Question solidarité, on peut faire mieux car 65 ans plus tard, on a pu voir, lors des évènements récents, qu’on était plutôt du domaine du « chacun pour soi » que de celui du « un pour tous, tous pour un… »
On nous dit aussi et de plus en plus, que le problème des réfugiés doit être résolu dans leur pays d’origine afin qu’ils soient enclins à rester chez eux. Seulement aujourd’hui, sur ce qui était leur terre, il y a une sorte d’Etat en devenir qui s’installe en faisant régner la terreur parmi les
populations qui sont ainsi contraintes à l’exil. Il faut donc anéantir cette organisation qu’on appelle l’Etat islamique. Conscient de cette menace qui pèse sur l’Europe, le président français, invoquant la « légitime défense », a décidé de lancer des « reconnaissances aériennes » qui devraient être le prélude à des frappes aériennes. Cela tient plus de l’effet d’annonce que d’une stratégie de combat.
Il faut, il y a qu’à, on devrait…
Oui, mais qui ?
Quiconque doté d’une intelligence normale peut penser que la première chose à faire dans une telle situation serait de confier à la défense de l’Union Européenne cette mission capitale.
Le malheur veut qu’il n’y ait pas d’organisme pour défendre l’Union Européenne. En 60 ans, les autorités censées diriger l’Europe ont été incapables d’apporter une réponse à ce problème vital : celui de la défense de l’Europe par les Européens.
Pourtant, de Gaulle en 1963 avait proposé quelque chose au travers du Traité de 1963, mais lorsqu’il a fallu choisir entre le projet de de Gaulle et l’OTAN, le Bundestag a choisi l’OTAN, ce qui revenait à confier aux Etats-Unis la défense de l’Europe. Il y a bien eu, voici quelques années, un projet de mise en commun d’un certain nombre de moyens appartenant à des forces armées nationales, mais rien de purement européen. Tout ceci pour dire que, dans les faits, l’Europe n’existe pas et que seuls les Etats-nation qui la constitue ont une existence réelle. Le problème des migrants est très révélateur de cette non-existence. Vu de l’extérieur, les réfugiés ont tendance à utiliser plutôt les faiblesses de l’Europe, et dans ce cas précis, Schengen est une réelle faiblesse. Par contre, une fois qu’ils sont à l’intérieur, ils entendent choisir le pays qui sera leur destination finale.
Ne pouvant ni mettre un terme en agissant à la source, ni pratiquer d’une façon efficace le « tri » entre réfugiés politiques pouvant obtenir un droit d’asile et réfugiés économiques en quête d’une vie meilleure, paralysée par ses divisions internes entre pays qui défendent leurs propres intérêts, l’Union Européenne va de crise en crise, restant seulement une zone de libre-échange vassalisée par la finance internationale. Les accords de Schengen, longtemps montrés comme le symbole d’une Europe sans frontière, donc unifiée, ont été emportés par le flot des immigrés alors qu’ils devaient jouer aux frontières de l’Union Européenne un barrage infranchissable. La digue étant emportée, il n’y avait plus d’autres possibilités que de rétablir les frontières nationales.
Cela ne règle malheureusement pas le problème des pays frontaliers de l’Union Européenne qui doivent maintenant se débrouiller par eux-mêmes alors que, ironie du sort, ils sont les moins bien nantis. Evidemment, nous avons droit chaque matin à notre couplet répété à satiété par tous les fédéralistes partisans d’une Europe « supranationale » (Ce qui, entre nous soit dit, ne correspond pas à grand’chose) : « l’Europe ne fonctionne pas car il n’y a pas assez d’Europe… » Qu’il faut interpréter comme un manque crucial de fédéralisme européen cause de tous les problèmes rencontrés.
Ces gens-là oublient simplement que faire un Etat fédéral impose de trouver des règles de fonctionnement communes et qu’il faut se mettre d’accord sur ces règles à 28 Etats. De plus, le fédéralisme impose une mise au pot commun pour le financement de l’Etat. On ne parle même plus « d’eurobonds2 » mais de recettes fiscales communes qu’il faudra ensuite répartir entre les membres de la fédération. Il faut donc que les riches payent pour les pauvres, et voyant comment se manifeste aujourd’hui la solidarité entre Etats, on peut douter du succès de la démarche.
Alors, il faut être lucide. Si au bout de 65 ans il n’existe toujours pas de réalité à l’Union Européenne, on peut se demander si elle est vraiment souhaitée par les peuples ?
Il y a fort à parier que pour de nombreuses années encore, la question posée par Henry Kissinger en 1970 « l’Europe, quel numéro de téléphone ? » ne recevra pas de réponse.
1 On cite souvent comme « pères de l’Europe » Jean Monnet, Robert Schuman ou Paul Henri Spaak.
2 Les « eurobonds » auraient consisté à émettre des bons du Trésor Européen. Or, il n’existe pas de Trésor Public Européen et un certain nombre de pays, dont l’Allemagne, ont toujours été fortement opposé à ce projet.
Jean Goychman