Jean Goychman – La face cachée de la grève
Chaque fois qu’un blocus ou une pénurie trouvant son origine dans un mouvement de grève vient perturber la vie de nos concitoyens, s’élèvent du pays des clameurs réclamant la limitation des effets de ce droit de grève. Un peu d’histoire :
La première manifestation d’un embryon de « droit du travail » date de 1806, avec la création par Napoléon du premier « Conseil des prud’hommes ». Cela va prendre une importance considérable dans ce qui deviendra en 1841 la révolte des canuts. La première composition de ce conseil était très favorable aux « marchands-fabricants » et très vite les canuts demandèrent une meilleure représentation des « tisseurs ».
Peu après la Révolution, la loi « Le Chapelier » fut promulguée en 1791. Elle interdisait les corporations ouvrières et le compagnonnage, bases du syndicalisme ouvrier. Pour la contourner, après la crise de 1825, les canuts créent des « Sociétés mutuelles » dont le rôle était de venir en aide aux malades ou aux plus démunis. Ceci explique le rôle tout à fait particulier que les ouvriers lyonnais du tissu ont joué dans le mouvement syndical Français
L’abolition de la loi Le Chapelier se fit en deux temps : en 1864 tout d’abord par l’abolition du « délit de coalition » et enfin par la loi Waldeck Rousseau de 1884 qui autorise les syndicats.
Et le droit de grève, dans tout ça ? Patientez encore un instant, j’y arrive.
Formellement, il trouve sa source légale en 1864, sous le second empire, avec l’abolition du délit de coalition. Cependant, les restrictions sont importantes car les actions menées par les « coalisés » ne doivent ni attenter à la liberté du travail, ni engendrer de violences. Quelle importance me direz-vous ? En fait, c’est un point capital de la longue histoire du droit de grève, mais j’y reviendrai un peu plus tard.
Les premiers mouvements de grève apparurent dès 1864 avec « le manifeste des soixante » mais c’est surtout en 1871 après le siège de Paris qu’on vit apparaître les premières grèves insurrectionnelles, dans un mouvement appelée « la commune » et dirigée contre le gouvernement d’Adolphe Thiers. Vinrent ensuite différents mouvements revendicatifs qui ont pris place dans la première moitié du vingtième siècle. Etaient principalement en cause la durée quotidienne du travail et bien-sûr, les rémunérations. Les grandes grèves ouvrières de 1936 amenèrent le Front Populaire, et avec lui les lois sur le travail, le limitant à 8 heures par jour et instituant les congés payés.
C’est en 1946 que le droit de grève fait son entrée dans la Constitution. Interdite dès 1940, la CGT retrouve une existence dans la clandestinité (Accord du Perreux de 1943) et lance une grève générale lors de la libération de Paris. C’est donc sans surprise que la Constitution de 1946 inscrit dans le marbre le « droit de grève »
Au-delà, d’un droit, c’est même une liberté fondamentale que garantit la Constitution. Et c’est la différence marquante qui existe entre les pays « latins » et les pays « anglo-saxons »
Dans les premiers, et en particulier le nôtre, l’exercice du droit de grève est une liberté individuelle. On peut librement choisir de travailler ou de faire grève. Dans les seconds, le droit de grève est un droit « organique » qui appartient à l’organisation syndicale qui déclenche le mouvement. En d’autres termes, si votre syndicat part à la grève, vous devez la suivre ou quitter le syndicat. En France, le mot d’ordre de grève couvre l’ensemble des salariés d’une entreprise,
voire d’une activité, que les grévistes soient syndiqués ou non. On ne peut pas lancer une procédure d’exclusion contre un salarié gréviste dès lors qu’un mot d’ordre est diffusé soit par un syndicat représenté dans l’entreprise, soit par une centrale reconnue. Ceci explique le faible nombre de syndiqués dans notre pays si nous le comparons aux pays anglo-saxons. On est loin du temps ou Louis Renault, ayant voulu introduire le « Taylorisme » (1) dans son usine de voitures avait licencié 436 salariés qui s’étaient mis en grève car ils refusaient d’être chronométrés.
La grève et les syndicats ont une histoire commune. Beaucoup se demandent si la grève n’est pas un moyen archaïque pour faire aboutir une revendication. Vaste débat qui n’a jamais abouti. Dans notre système de relations sociales basé essentiellement sur des rapports de force en raison de la financiarisation de beaucoup d’entreprises, nombreuses sont les tentatives qui ont été faites pour limiter, voire rendre inefficace les tentatives de grève. La grève « normale » qui oppose un chef d’entreprise à ses ouvriers trouve généralement son origine dans les conditions de travail ou de rémunération. La grève, privant le propriétaire ou l’actionnaire de ses revenus est censée le ramener à de meilleurs sentiments car, si elle se prolonge, c’est l’entreprise elle-même qui risque de disparaître.
Dans la plupart des cas, nous n’en sommes plus là. La recherche de la meilleure rémunération du capital a permis de délocaliser une part importante des filières industrielles de notre pays.
Le risque de perte d’emplois étant devenu prépondérant par rapport aux autres considérations, ces grèves « basiques » ont fortement diminué. Contrairement au paysan du 19ème siècle qui vivait en autarcie plus ou moins totale, du moins au niveau du village, l’évolution de notre mode de vie depuis plus d’un siècle nous rend de plus en plus dépendants dans tous les domaines et en particulier celui des transports. Beaucoup de sociologues ont étudié le mouvement de mai 1968 pour comprendre comment, à la surprise générale, ce qui au départ s’apparentait à un chahut d’étudiants avait fini par un blocage quasi-total du pays.
Incontestablement et quelques en soient les causes, le combat avait « changé d’âme » car les syndicats s’étaient trouvés « dépassés par la base ». Mais dans le même temps, ceux-ci avaient pris la mesure de l’importance du « pouvoir de blocus » qu’ils pouvaient exercer et cela n’avait pas échappé non plus à l’ensemble de la classe politique. Traditionnellement et politiquement plus proches de la Gauche que de la Droite, ils apparaissaient aux yeux des élus de gauche comme des « alliés potentiels » avec lesquels on pouvait trouver un terrain d’entente, du moins avec certains d’entre eux comme la CGT ou la CFDT.
De leur côté, les gouvernements de droite ont cherché à affaiblir ces centrales syndicales au profit de FO, né en 1946 du schisme avec la CGT et dont on sait combien celui-ci avait été encouragé par Irving Brown, incontournable syndicaliste international rétribué par la CIA.
La disparition progressive du clivage droite-gauche a sapé les bases de ces accords à la fois tacites et ancestraux. Consciente de l’évolution mondialiste vers laquelle s’acheminait l’Europe occidentale et voyant ses effectifs diminuer comme « peau de chagrin » la CGT s’est trouvée dans la nécessité de rechercher une nouvelle orientation. Traditionnellement implantée dans les grandes entreprises industrielles privées et publiques, elle a subi de plein fouet la diminution de l’activité de celles-ci. Des pans entiers, comme le textile, la métallurgie ou les mines de charbon ayant disparu, elle avait néanmoins réussi à se positionner, grâce aux accords dits « de branche » comme interlocuteur incontournable, en raison de son passé.
La loi « El Khomry » a agi comme un catalyseur. On a donc assisté à une sorte de recomposition du paysage syndical français. D’un côté, la CFDT s’était déclarée sans ambiguïté favorable à
cette loi et de l’autre la CGT, totalement opposée, notamment en raison de l’article 2 qui donne la primauté aux accords signés à l’intérieur des entreprise sur les accords dits « de branche ». C’est une véritable déclaration de guerre envers la CGT, qui se verrait ainsi remisée dans le grenier du monde du travail. Aujourd’hui, elle a encore le pouvoir qui lui permet de signer environ 80% des accords d’entreprises, même si elle ne dispose d’aucun adhérent dans la plupart d’entre elles. Si la loi passe, elle n’aura plus son mot à dire et cela signifiera sa perte totale d’influence.
De son côté, la direction de la CFDT fait tout pour arriver à ce résultat qui la consacrerait à la tête du syndicalisme français. Force Ouvrière, de son côté, semble plus « attentiste » mais ne veut pas désolidariser de la CGT sur ce dossier, probablement parce qu’elle ne tient pas trop à voir l’hégémonie de la CFDT.
Nous avons donc d’un côté un gouvernement qui s’est laissé un peu entraîner par le Secrétaire Général de la CFDT, lui-même probablement influencé par certains « think-tanks » mondialistes proches de la Commission Européenne et de l’autre une CGT qui joue son existence même, le tout sur fond de campagne présidentielle où l’opinion publique, plutôt favorable à l’action menée par la CGT, sera l’arbitre en dernier recours.
Le plus cocasse dans tout ça est que cette fameuse « loi travail » est rejetée par la plupart des dirigeants de PME qui s’accommodent tout à fait des « accords de branches » qu’ils perçoivent comme une sorte de juge de paix et qui ne voient pas la nécessité de se doter de services juridiques appropriés pour négocier et administrer de tels accords d’entreprises.
Jean Goychman
(1) Frederick Winslow Taylor, ingénieur chez Ford, est à l’inventeur de l’OST (Organisation Scientifique du Travail) qui permet d’analyser toutes les tâches élémentaires de production à la chaîne afin de diminuer les temps de production.