Jean Goychman – Vers un état d’urgence permanent
L’Europe, c’est la paix. Ainsi parlaient les inconditionnels de l’Europe Unie à la fin des années 50. Pour appuyer cette affirmation, ils nous parlaient de l’Amitié entre les peuples, qui ne seraient assez stupides pour s’entretuer. La guerre, c’était la faute des nations. D’ailleurs, souvenez-vous, braves gens, des méfaits du nationalisme. Il fallait faire disparaitre les nations, symbole par excellence de l’âme belliqueuse et les remplacer par une entité que personne jusqu’à présent n’a su définir. On nous a parlé de « l’Europe des six » et du « Marché commun » puis de « l’Union Européenne », de l’ « Union Monétaire Européenne » (zone euro pour les gens pressés) mais pas de « nation européenne », comme quoi le mot « nation » pose bien un problème aux eurolâtres…
Il y a une semaine, le président François Hollande, nous annonçait que la France était en guerre. Et son discours consacre à nouveau la nation, rempart du citoyen contre l’ennemi.
Je m’attendais depuis plusieurs mois, voire plusieurs années, à ce qu’on nous parle ainsi. La lecture du livre de Naomi Klein « La stratégie du choc » (1) m’avait mis mal à l’aise. Bien que ne partageant pas toutes les idées de l’auteur, je trouvais son analyse étayée par les faits.
Elle décrivait comment, au sein même d’une démocratie solide, on pouvait en très peu de temps, lorsque l’opinion publique subissait un choc émotionnel important, promulguer, dans le respect apparent du fonctionnement des institutions démocratiques, des lois dont le moins qu’on puisse dire est qu’elles attentent aux libertés individuelles.
Ainsi donc, après avoir utilisé la guerre comme objet d’épouvante, afin d’unir les peuples européens, on l’utilisait aujourd’hui pour réunir une société française profondément clivée par plusieurs décennies de promesses non tenues, d’abandons de toutes sortes, y compris de nos valeurs fondamentales telles que l’histoire de notre pays, de repentances mal venues et mal ressenties. Je ne veux pas revenir sur ces attentats odieux qui ont endeuillé plusieurs centaines de familles et qui marqueront nos esprits à jamais, mais je trouve que la récupération médiatique qui en est faite s’apparente à l’ignominie. Les grandes douleurs sont muettes et seul le silence du recueillement me semble être à la hauteur de ce que nous pouvons ressentir.
Car ce battage médiatique, qui s’apparente à un véritable conditionnement, a plutôt tendance à diluer dans le quotidien des actes exceptionnels dont l’horreur apparaît aux yeux de tous. De plus, il ouvre toute grande la porte à ceux qui veulent profiter de « l’effet d’aubaine » en dramatisant encore davantage une situation déjà préoccupante. Car cette dramatisation commence le jour même, par l’annonce d’un « état de guerre », suivie d’un « conseil des ministres » improvisé, pour bien faire remarquer la « réactivité » de nos dirigeants. Nous, on aurait simplement aimé que ces faits ne se produisent pas, alors qu’ils étaient, sinon prévisibles dans leur déroulement exact, mais rendus possibles, voire probables, en raison de la ligne de la politique étrangère suivie par notre pays depuis des années, relayée par une politique européenne et intérieure qui ne pouvaient que faciliter ces actes terroristes. La disparition des frontières dans l’ « Espace Schengen » combinée avec cette sorte d’Omerta (2) sur ce qui se passait dans certains quartiers, notamment depuis la disparition de nombre d’ « ilotiers » en raison de la diminution des dépenses publiques ont fourni un terreau fertile à ces évènements.
Ce sentiment de malaise s’est encore accentué lorsque j’ai entendu le Premier Ministre Manuel Valls, évoquer la possibilité d’une « guerre chimique ». Certes, je pense qu’il dispose d’informations sérieuses et crédibles sur cette menace, mais le côté « anxiogène » d’une telle annonce ne peut être passé sous silence. Je me suis remémoré un discours de Kennedy, prononcé à l’université de Columbia quelques jours avant sa mort, dont voici un court extrait :
« Il y a un danger très grave qu’un besoin annoncé de sécurité accrue soit l’opportunité que saisiront ceux soucieux d’étendre sa portée aux limites extrêmes de la dissimulation et de la censure officielle »
Et un peu plus loin, il ajoute :
« Mais je demande à tout publiciste, tout éditeur, tout journaliste dans ce pays, de réexaminer ses propres principes moraux et de reconnaître la nature du péril qui menace notre pays »
Or, dès le 16 novembre, 2 jours après les massacres perpétrés à Paris, le Président de la République a réuni les parlementaires en congrès afin de proposer une modification de la Constitution de 1958. Cette modification porte sur les articles 16 et 36 de notre Loi Fondamentale, qui, d’après lui, ne seraient plus adaptés à la situation actuelle. Faut-il pourtant rappeler que ce texte a été adopté durant la guerre d’Algérie et que la situation de notre pays présentait un certain nombre d’analogies –pour des raisons, certes, différentes- avec celle que nous connaissons. Bien sûr, ce n’était pas la seule raison de la tenue du congrès. Cependant, à y regarder de plus près, c’était, noyée parmi d’autres propositions, la plus importante en ce sens qu’elle touchait au cœur même de l’organisation des pouvoirs publics. J’ai du mal à croire qu’elle ait pu être élaborée en moins de 48 heures, d’autant plus qu’elle ne parait pas revêtir un caractère d’urgence, puisque les articles 16 et 36 fournissent déjà l’essentiel des moyens mis en œuvre.
Alors, on doit s’interroger afin de savoir quel peut bien être le but réel de tous ces propos qui, loin d’être rassurants, ont plutôt tendance à renforcer ce climat de terreur créé par ces actions terroristes. Nous savions depuis un certain temps (affaires Mehra, Kouachi, Coulibali, entre autres) que notre pays était devenu une cible pour des terroristes se réclamant de la mouvance la plus radicale. Tous résidaient en France et nos gouvernants ne pouvaient pas ignorer que les auteurs des prochains attentats étaient d’ores et déjà sur place et prêts à passer à l’action.
Alors, pourquoi ne pas avoir anticipé ces mesures ? Etait-ce pour ne pas donner raison par anticipation au Front National ? Ce serait encore plus grave et plus inconséquent. D’autant plus que, dans l’éventail des mesures annoncées comme urgentes, on trouve au premier rang celles-là mêmes qui étaient réclamées depuis des mois, voire des années, par ce parti politique. Il n’était d’ailleurs pas le seul, mais il focalisait sur lui seul les critiques des « bien-pensants »
Je n’étonnerai personne en disant que le but unique des terroristes est de terroriser la population, afin qu’elle ne sente plus en sécurité nulle part. Jusqu’à présent, et on ne peut que le regretter, les déclarations, tant du Président que du Premier Ministre, ont plutôt accentué ce sentiment d’insécurité. A moins qu’il ne s’agisse d’une stratégie de communication destinée à appuyer l’idée qu’une réforme de notre constitution s’impose. Auquel cas, ces mesures justifiées par la situation actuelle pourraient s’étendre dans le temps et peut-être même devenir permanentes. Nous avons l’exemple du « Patriot Act » adopté par le Congrès Américain quelques jours seulement après les attentats du 11 septembre 2001, et toujours en vigueur depuis 15 ans, malgré plusieurs promesses d’abrogation.
Peut-être que devrions nous rappeler la phrase de Benjamin Franklin(3) :
« “Ceux qui peuvent renoncer à la liberté essentielle pour obtenir un peu de sécurité temporaire, ne méritent ni la liberté ni la sécurité.”
(1) « La stratégie du choc » La montée d’un capitalisme du désastre Ed Babel, diffusion en France par Acte Sud écrit par Naomi Klein
(2) L’Omerta est le nom donné par la Mafia à la loi du silence
(3) Benjamin Franklin, homme politique américain et inventeur 1706 – 1790
Jean Goychman