La crise a bon dos.
Dès qu’un leader politique vient nous causer dans le poste, comme on disait jadis, et qu’il est interrogé sur le (triste) état de notre pays, devinez de quoi il nous parle ?
Comme aurait dit le regretté Coluche, je vous le donne, Emile : de la crise !
Cette crise justifie tout. Ceux d’avant nous disent : c’est vrai, on s’est raté, mais comprenez-vous, y a eu la crise…
Ceux d’aujourd’hui nous servent le même boniment pour expliquer que c’est quand même mieux que si ç’avait été pire et que tout va s’arranger en 2017…
Alors, cette crise, c’est quoi, au juste ?
Murie depuis longtemps dans les tonneaux du système bancaire international, elle arrive sur le marché en 1973. Appelée « choc pétrolier » son effet majeur est de faire augmenter le prix du pétrole de 400% en un an. Ces chiffres nous semblent à la fois lointains et dérisoires puisque le prix du baril est passé de 2 à 8 dollars.
C’était un coup de génie. Ceux qui s’intéressent aux vicissitudes de l’histoire des monnaies se rappellent probablement que le cours du dollar, indexé sur l’or métal au travers des accords dits « de Bretton Woods » avait été déconnecté de celui-ci en 1971 lorsque nos grands amis Allemands, voulant probablement imiter notre Général de Gaulle, avaient demandé eux-aussi à échanger leurs dollars contre le bon or entreposé à Fort Knox.
Voyant le danger poindre à l’horizon, Nixon, à la grande satisfaction des banques, avait donc rendu le dollar « flottant ». Il fallait trouver le moyen d’en imprimer un maximum afin que cette monnaie, qui ne représentait plus qu’une dette, contractée par le Trésor américain vis-à-vis de la Réserve Fédérale, génère un maximum d’intérêts. On s’est donc retrouvé avec un dollar-papier qui avait pourtant gardé son statut de « monnaie de réserve internationale »
Situation idéale pour le pays qui détient les droits d’émission d’une telle monnaie ! Il n’a plus à se préoccuper de ses déficits budgétaires. Il peut émettre une quantité astronomique de billets sans avoir d’inflation, puisque ces dollars sont réclamés par tous les pays qui font du commerce international. Ce fut le cas en 1973, ou le commerce du pétrole réclamait d’un seul coup quatre fois plus de dollars qu’avant.
Une simple réflexion pour illustrer le processus : début 1973, le SMIC valait environ 900 francs mensuels, soit environ 200 dollars. Cela représentait 200 barils de pétrole. Aujourd’hui en 2014, le SMIC net mensuel est de 1130 euros, soit 1560 dollars. Le pétrole est à 100 dollars le baril (brut WTI) ce qui fait que le SMIC actuel ne représente plus que 15 barils.
Pourtant, la quantité d’énergie produite est toujours la même. Ce qui revient à dire que le pouvoir d’achat du dollar a été divisé par 13 en 40 ans.
On remarque que l’entrée en crise correspond à un changement d’état fondamental de la monnaie de réserve. Certes, d’autres changements ont eu lieu ensuite, notamment la mise en service de tout un tas de nouveaux instruments financiers, permettant une spéculation accrue sur les marchés. Ils ont largement contribué à développer une économie de « bulles ».
Ces bulles à éclatement périodique et « préprogrammé » sont organisées en utilisant les leviers des taux des emprunts obligataires et de la fiscalité pour « orienter » l’épargne vers les marchés actions. Lorsqu’on juge la laine suffisamment longue sur le dos du mouton, on pratique une « séance de tonte » (krach boursier) qu’on appelle « crise » et on en profite pour augmenter encore l’endettement des Etats.
Qu’elles soient d’origine « pétrolière » ou « boursière », ces épisodes appelés « crises » font partie du même scénario. Il s’agit ni plus ni moins que d’imposer un pouvoir financier mondial. L’arme de ce pouvoir s’appelle la monnaie.
Il est frappant de constater avec quelle opacité, quel halo de brouillard, le problème du contrôle de la monnaie a toujours été entouré. Voici quelque chose que tout le monde utilise, qui régit l’ensemble de nos vies, et dont on ne nous parle pratiquement jamais. Notre classe politique prise dans son ensemble, n’a jamais voulu aborder un problème pourtant fondamental : pourquoi avons-nous ôté au franc sa parité or pour en faire une monnaie « flottante » ? Il y a bien eu des raisons à ce choix, en avez-vous entendu parler ?
C’est pourtant un problème essentiel. Prenons un simple exemple : tout le monde (ou presque) s’accorde pour dire que notre production industrielle manque de compétitivité.
En clair, nos produits sont trop chers. Comment diminuer les prix ? Certains, à juste titre, évoquent le cours trop élevé de l’euro par rapport au dollar. Pourquoi le cours de l’euro est-il trop élevé ? On nous répond que c’est dû au fait que la zone euro exporte beaucoup, et comme la BCE a pour mission essentielle de lutter contre l’inflation en zone euro, elle ne veut pas émettre davantage de monnaie. Ce problème existerait-il avec une monnaie basée sur l’or et dont le cours serait donné uniquement par la valeur du métal ?
Indépendamment du fait qu’avoir une monnaie unique pour des pays économiquement et fiscalement dissemblables constitue une hérésie en lui-même, avoir de surcroît le cours de cette monnaie qui évolue uniquement en fonction d’une monnaie-papier (dont la valeur ne tient que dans la confiance de l’entité qui l’émet) pose encore un problème supplémentaire.
On peut discuter à perte de vue sur le niveau des salaires, des charges sociales, des dépenses de l’Etat, tout ceci n’est que du second ordre par rapport au problème posé par la nature même de la monnaie.
Il faut se souvenir que Keynes, participant aux discussions de Bretton Woods en 1944, avait proposé une monnaie de réserve internationale, le « Bankor » dont le cours était fixé sur l’or.
Cette idée n’a pas été retenue, et le Dollar, seul en lice, l’a emporté.
A l’époque, son cours était basé sur celui de l’or, et cela limitait fortement les effets de ce que les monétaristes appellent « le dilemme de Triffin ».
Ce dilemme, quelquefois appelé « paradoxe de Triffin » a été exposé dans son ouvrage paru en 1960 : « L’or et la crise du dollar, le futur de la convertibilité » dans lequel il mettait en évidence l’antagonisme existant entre une monnaie « domestique » et une monnaie « de réserve » toutes deux confondues dans la même monnaie.
Le contrôle sain d’une monnaie domestique passe par un équilibre budgétaire censé stabiliser la masse monétaire en circulation dans le pays alors que la monnaie de réserve impose à celui qui la détient d’émettre cette monnaie en grande quantité pour satisfaire les demandes des autres pays pour commercer. Il s’en suit nécessairement à terme une perte de confiance dans cette monnaie.
Il démontre ainsi qu’une monnaie ne peut être à la fois nationale et jouer le rôle d’une monnaie de réserve internationale.
En 1971, ce changement essentiel aurait dû, ipso-facto, remettre en cause la qualité de monnaie de réserve du dollar. Mais il n’en fut rien. Plus récemment, Zhou Xiaochuan, gouverneur de la banque du peuple chinois, a proposé en 2008 de revenir sur le projet de Keynes en créant une autre nouvelle monnaie de réserve, qui ne serait plus contrôlée par un seul pays. Une étude publiée en 2010 par le FMI reprend la même problématique.
On peut par ailleurs relever la coïncidence des dates. La crise financière dans laquelle nous nous trouvons immergés, et qui n’est pas propre à la France, remonte aux années 70 et il est probable qu’elle perdurera tant qu’on ne reviendra pas sur le système actuel de la monnaie.
En raison de ce qui est dit plus haut, la valeur du dollar ne peut que continuer à baisser et il est probable que celle de l’euro va continuer d’augmenter. Ceux qui voient dans l’euro une possible future monnaie de réserve internationale devrait s’interroger pour savoir si « des causes identiques ne vont pas produire des effets identiques ».
Nous nous trouvons à la croisée des chemins monétaires : soit le dollar devient la monnaie mondiale unique, et, malgré les efforts déployés en ce sens, cet objectif est loin d’être atteint, soit émerge une autre monnaie de réserve internationale, neutre par rapport aux Etats, et chaque pays devra reprendre sa propre monnaie afin de l’ajuster à ses besoins économiques.
Jean Goychman