Tribune de Jean Goychman – La Banque Centrale Européenne est en train de tuer l’euro
Comme prévu, Mario Draghi, gouverneur de la BCE, a annoncé que cette dernière allait effectuer des « rachats d’actifs » et pour ce faire, émettre des euros à concurrence de 1.140 milliards. Une paille !
Si on regarde d’un peu plus prés et surtout si on arrive à décoder le propos, volontairement accessible aux seuls initiés, comme c’est souvent le cas si on veut laisser la porte ouverte aux interprétations et que le bon peuple n’y comprenne plus rien, il y a quand même des choses curieuses.
La BCE, disais-je, va créer de la monnaie. Jusque-là, rien d’anormal, c’est son rôle. Que va-t-elle en faire ?
Nous le donner pour qu’on puisse le dépenser et acheter pour faire repartir l’économie, comme certains voudraient le faire croire ? Hélas non.
Le donner (le prêter serait plus exact) aux Etats de la zone pour qu’ils puissent financer des grands travaux d’intérêt général ? Pas plus.
Non, elle va le donner aux banques et essentiellement aux banques centrales dans un premier temps, suivant un savant calcul de répartition qui tient compte de la part de capital détenue par chacune d’entre elles dans la BCE.
Que vont faire les banques centrales de cette manne ? Ce qu’elles faisaient depuis des siècles pour la plupart, racheter des dettes de leur Etat respectif. Enfin, pas tout à fait car la BCE va quand même « racheter » pour 20% de dettes d’Etat directement. C’est-à-dire que le risque ne sera « collectivisé » entre les différents pays qu’à hauteur de 1/5ème du montant émis. Cela veut donc dire, en clair, que chaque banque centrale va racheter de la dette de son propre pays, dette sur laquelle elle va assurer la totalité du risque.(1)
Voilà quelque chose d’un peu inattendu, car jusqu’à présent, la BCE assumait la totalité du risque de l’argent qu’elle prêtait. C’était d’ailleurs le coté « fédérateur » de l’euro. Cet argument du partage de risque de la défaillance éventuelle d’un Etat avait, du reste, fièrement brandi comme un avantage extraordinaire lors de la campagne du référendum portant sur l’adoption du traité de Maastricht.(2)
On imagine volontiers que ce compromis résulte de la « discussion de marchands de tapis » entre les différents Etats qui a précédée l’annonce officielle. D’après ce qu’on peut savoir , l’Allemagne était totalement opposée à la mutualisation du risque total, qui aurait eu comme un goût d’ « eurobonds » (3) et il fallait trouver un accord « à minima »
Il n’empêche que c’est une « renationalisation » des dettes d’Etat et que ceci est contraire au principe même de la création de l’euro. Déjà que cette monnaie soi-disant unique en avait déjà pris un coup dans le cigare lorsque les taux d’intérêts des emprunts sur les marchés financiers ont commencé à diverger. Cela s’est produit après la crise de 2008, en fonction de la confiance, essentiellement mesurée par les notes attribuées par les fameuses « agences de notation » que les prêteurs avaient vis-à-vis des emprunteurs. C’est ce qui est à l’origine de la situation dramatique de la Grèce, dont on parle beaucoup actuellement, mais aussi du Portugal, de l’Irlande, voire de l’Espagne et de l’Italie. Le fait de contenir à l’intérieur du pays la dette de celui-ci revient à décharger les fonds prêteurs privés et concentrer le total sur la banque centrale du pays, laquelle deviendra détentrice d’une part importante de la dette publique de son pays.
Compte tenu des taux d’intérêts particulièrement bas actuellement, on peut penser que ces marchés financiers privés ne se feront pas trop prier pour revendre les dettes qu’ils détiennent.
En un mot, ce sera du style « je prends l’oseille et je me tire »
En définitive, tout cet argent ira bien vers les banques privées, mais ne diminuera pas d’un iota les dettes publiques des pays. Bien sûr, ce n’était pas l’objectif. Mais cette « usine à gaz » n’a été montée que pour confiner le risque lié à la dette publique de chaque Etat à ses propres contribuables. Côté fédéralisme, on fait mieux.
Mais il y a encore mieux pour les banques privées. Celles qui ont prêté à des taux intérêts élevés, en raison du risque encouru lié à la note de l’Etat, et qui encaissent donc à ce titre beaucoup d’argent, ne rembourseront pas ces sommes qui deviennent injustifiées dès lors que le rachat par la banque centrale du pays va leur permettre de recouvrer l’intégralité des sommes prêtées. Bref, les contribuables se font avoir sur toute la ligne. Ils ont payé des intérêts dans un premier temps et maintenant ils risquent à nouveau de refaire les frais du transfert de la dette vers leur banque centrale.
Enfin, cerise sur le gâteau, il y a fort à parier que cet argent n’ira pas dans l’économie réelle mais continuera d’alimenter les bulles spéculatives des différents marchés. Le ton a d’ailleurs été donné immédiatement après l’annonce de Draghi et on a vu les différentes bourses européennes s’envoler immédiatement, bien que le plan de la BCE ne devienne effectif qu’en mars. J’avais déjà évoqué ce risque pour l’économie mondiale dans un article récent. Tout ceci ne bénéficiera qu’aux marchés financiers privés, mais n’est-ce pas le but non avoué ?
Déjà mis à mal par la divergence des taux d’intérêt, la « renationalisation » va fortement affaiblir la confiance résiduelle dans l’euro en tant que monnaie unique puisqu’il y aura des bonnes et des mauvaises banques centrales. La prochaine étape logique serait de transférer la création monétaire aujourd’hui quasi-monopole de la BCE vers les banques centrales nationales au cas où leurs Etats respectifs ne pourraient plus emprunter. La messe serait dite. Il ne resterait plus alors qu’à entériner la fin de l’euro.
Jean Goychman
(1) C’est un peu compliqué, mais essayons d’y voir un peu plus clair.
Dans le système des banques centrales, ces dernières sont essentiellement chargées d’approvisionner en liquidités (argent immédiatement disponible) les banques privées. Ces banques centrales fabriquent donc de la monnaie « ex nihilo » contre des reconnaissances de dettes émises par leurs emprunteurs (Etats ou marchés financiers) Dans le cas particulier de la BCE, celle-ci seule peut créer la monnaie destinée a couvrir ces dettes dans la zone euro. Jusqu’à présent, c’étaient les marchés privés qui prenaient les risques
de défaut (total ou partiel) des emprunteurs. Ce risque se trouve progressivement transféré vers les contribuables des pays d’une manière sélective.
(2) Le traité de Maastricht, portant sur la création de l’euro, a été soumis au Français par référendum en 1992 et a été approuvé par une courte majorité (51%)
(3) Les « eurobonds» sont une sorte de « bons du trésor » émises par des Etats de la zone euro auprès de la BCE. C’est en fait une mutualisation des dettes de tous les pays de la zone. Pour des raisons évidentes, l’Allemagne y est totalement opposée.